L'AUTRE QUOTIDIEN

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Nazis dans le rétro : épisode 2, parlez-moi d’amour. Par Elise Thiebault

C’est par amour que je me suis retrouvée à Berlin. Je n’aurais jamais imaginé que je serais là un jour avec 94 députés d’extrême-droite au Bundestag. Cette fois, mon feuilleton étiré dans le temps penche du côté de l’intimité. Avec de vrais morceaux de fiction dedans. Mais lesquels ?

Ma mère avait 40 ans en 1979 lorsque j’ai rencontré l’amour de ma vie, dont je ne savais pas qu’il serait l’amour de ma vie. Faites le calcul et vous verrez ce que ça signifie : en 1939, ma mère est née alors que l’Allemagne venait d’envahir la Pologne.

Mon grand-père a été réquisitionné alors qu’elle passait ses derniers moments de quiétude dans le ventre de ma grand-mère, qui était alors une femme de 39 ans robuste et souriante, avec des dents de cheval et une plantation de cheveux qui faisaient des pointes sur le front – on appelait ça « le pic des veuves ». Mon grand-père, lui, était un homme immense et très gros, si gros qu’à l’armée, on n’a jamais selon la légende trouvé d’uniforme à sa taille. Il est revenu après quelques semaines pour assister à la naissance de sa cadette, ma mère, et aimer follement sa femme, ma grand-mère.

Ils vivaient à Nîmes et ne faisaient pas de politique, mais mon grand-père était réparateur de radios et on dit qu’il écoutait et surtout faisait écouter Radio Londres à ceux que cela intéressait. Le reste du temps, il était royaliste et adorait manger. Ma grand-mère allait à la pêche au brochet le dimanche plutôt que d’aller à la messe. Dieu et elle, ce n’était pas une grande histoire d’amour. Ce qu’elle aimait, c’était faire la cuisine et nourrir ses enfants. Les après-midis, elle les passait au cinéma. Quand elle s’enfermait dans la cuisine pour préparer les quenelles, on n’osait pas la déranger. De temps à autre, elle surgissait échevelée en criant « Charbon ! ». Mon grand-père, impressionné, la surnommait Vulcain.

De son côté, malgré cette mère puissante, ma mère était terrorisée par l’Allemagne et les Allemands. C’était une de ces phobies propres à ceux qui ont vécu bébés des traumatismes par personne interposée, quelque chose qui s’était inscrit dans sa peau, dans sa mémoire, dans son ADN peut-être.

Comme je suis d’un naturel bizarre et provocateur, j’ai montré dès l’enfance une passion particulière pour l’Allemagne et les Allemands. Les enfants naissent parfois pour vous faire de drôles de blagues. Et parfois c’est vous qui leur en faites. Du côté de mon père, mon arrière-grand-mère était par exemple gouvernante dans un château en Allemagne, aux alentours de 1890. J’ai de nombreux ancêtres alsaciens et dans un petit village près de Mulhouse se trouve une statue de saint Thiébaut qu’on sort tous les ans de la cathédrale pour la balader dans les rues avant de cramer trois sapins devant une foule enthousiaste. Il y a certainement dans mes gènes le souvenir enfoui d’une germanité interdite. Mon petit frère parlait inexplicablement enfant avec un fort accent alsacien, alors qu’il était né à Toulon et que nous n’avions jamais été plus au nord que Montélimar pour passer des vacances chez notre oncle et notre tante.

A 17 ans je tombai donc amoureuse d’un Allemand, et je dois confesser que ce n’était même pas le premier. Je l’ai aimé si passionnément qu’il m’a bien fallu le quitter au bout d’un moment car je me serais sûrement consumée dans ces bras comme fond aujourd’hui la banquise, au point de nous conduire vers la fin du monde.

Je suis partie un jour pour ne plus revenir – du moins c’est ce que je croyais. En fait, j’ai fini par le retrouver vingt ans après et il est désormais l’homme de ma vie, m’obligeant à faire de longs trajets à travers l’Europe pour le rencontrer.

Cet été, c’est en Grèce que nous avons passé nos vacances avec nos enfants, neveux, nièces, ami.es, frères, sœurs et cousins. C’est ironique que nous soyons en Grèce, nous, les Européen.nes pour lesquels la mondialisation est facile, qui parlons plusieurs langues et connaissons la configuration exacte de plusieurs aéroports.

Nous avons nos démons et nous avons nos chaînes. L’amour de ma vie est le fils d’un résistant de la première heure au nazisme. Mais parmi nos amis se trouve une femme dont le père était un nazi fusillé en 1947 pour avoir conduit 60 000 juifs, hommes, femmes, enfants à la mort.

Je ne connais pas bien cette histoire jusqu’au jour où, cet été, la fille de notre amie fond en larmes parce qu’elle n’est pas acceptée à l’université où elle avait prévu d’aller, dans le nord de l’Allemagne. A la place, elle est admise dans le sud, où se trouve justement son petit ami. Martha a vingt-deux ans. C’est une jeune fille tendre et discrète qui ne sait pas encore où aller dans la vie. Je ne sais rien de ses tourments, ce matin, alors que nous buvons un café dans la maison de sa mère, un jour que l’insomnie nous a réveillées à l’aube et que nous nous sommes retrouvées comme deux cambrioleuses dans la cuisine.

J’essaie de démêler son chagrin : « D’accord, tu n’as pas l’université que tu voulais, mais tu va retrouver ton amour… »

C’est le moment qu’elle choisit pour me faire un aveu : « Tu ne sais pas tout de Jonas ».

La bonne blague. Je l’ai vu deux fois. Comment saurais-je tout de lui ?

Mais la réponse et son amertume me font hausser un sourcil. Quelque chose me dit qu’on ne va pas expédier la question en dix minutes. Je n’ai pas vraiment envie de savoir, pourtant. Je suis comme tout le monde, je veux des histoires qui finissent bien. Avoir retrouvé mon premier amour vingt ans après a tendance à me faire croire que le Père Noël existe, en dépit du fait que des militant.es d'extrême-droite aient affrété un bateau pour empêcher les réfugiés d'atteindre les côtes européennes, ce qui en soi constitue un démenti assez formel de cette hypothèse à la Capra.

Seulement voilà, si Jonas était à Noël dernier le grand amour de Martha, aujourd’hui, elle se pose des questions. Ce n’est pas qu’elle ne l’aime plus. Au contraire. Jonas est vraiment parfait pour elle, dit-elle. Il est beau, il est tendre, il l’adore, il est là pour elle. L’homme idéal vraiment. Bien sûr, d’après mes critères, Jonas est à peu près aussi sexy qu’un tabouret Ikea, mais je suis une femme ménopausée – comment pourrais-je prétendre comprendre quoi que ce soit aux embrasements de la jeunesse ? Et puis il fait des études de commerce et un jour il faudra qu’on m’explique ce qui les pousse ainsi dans les bras du marché, comme s’il n’y avait pas d’autre aventure au monde que d’apprendre à exploiter ses semblables. J’en connais quelqu’un.es qui, né.es dans les années 80, détruisent des vies en travaillant pour des banques, l’industrie pétrolière ou la grande distribution. Dire que je les ai vu naître ou quasi. Je me les rappelle bavant dans leurs langes, tandis que nous discutions sur le balcon en fumant des cigarettes. Maintenant iels gagnent dix fois plus que moi en faisant des fusions acquisitions, tandis que les autres accumulent des stages, des contrats précaires et du Rsa. De temps en temps, iels m’invitent dans leurs mariages où il y a un dress code. Un dress code, nom d’une chienne !

Mais je m’égare. Martha, elle, voit Jonas comme un garçon qui enfin lui a donné l’impression d’exister. C’est important de se sentir exister dans les yeux d’un amour, et tant pis si le reste du temps Jonas fait des calculs diaboliques pour gagner des parts de marchés ou apprendre à délocaliser les entreprises.

« Je croyais que c’était Lui, dit-elle. Lui avec un grand L. L’homme de ma vie. Et puis j’ai commencé à remarquer des petites choses. Il disait qu’il n’avait rien contre les réfugiés, sauf qu’ils feraient mieux de rentrer chez eux. Enfin, c’était pas tellement lui, mais ses parents. Et puis son meilleur ami militait à l’Afd. Je me disais au début c’est pas grave. Il va changer forcément. Je vais le changer. Et puis en fait non. Plus on avançait dans notre intimité, plus je m’apercevais que ces convictions étaient profondément ancrées en lui. »

C’est ce qui la tenait éveillée la nuit, cet été en Grèce où nous passions nos vacances. Elle ne savait pas encore qu’aux élections de septembre, 12,6 % des voix iraient à l’Afd, le parti populiste d’extrême droite, et pratiquement le double dans les états de l’est. « J’ai déjà un grand père nazi, je ne peux pas prendre le risque de lier ma vie à un homme qui pourrait me faire des enfants nazis ! »

Quand elle me dit ça, j’imagine malgré moi des bébés avec une moustache à la Hitler naissant de son petit ventre en faisant le salut nazi. C’est effrayant et drôle en même temps. On riait beaucoup à Berlin dans les années 30. Il y avait cette liberté de ton, les cabarets (welcome, et bienvenue, tatata), les chansonniers, les travestis, le bauhaus, la cocaïne. Mais Martha ne voit pas le comique de la situation, et elle a raison. Ce qui arrive à son pays et ce qui arrive à son cœur sont une seule et même chose.

« Je sais ce que tout le monde pense, disait-elle. Que je devrais partir. Mais je n’y arrive pas. Je n’y arrive simplement pas. Je pensais qu’en demandant une université à l’autre bout de l’Allemagne, on serait séparés par la force des choses. »

Le 24 septembre, quand elle a appris le résultat des élections, elle a enfin décidé de rompre avec Jonas, et elle s’est inscrite dans un club de sport. C’est pour l’instant le seul remède qu’elle ait trouvé à sa mélancolie.

Elise Thiébaut

Retrouvez Elise sur son blog : https://blogs.mediapart.fr/elise-thiebaut