L'AUTRE QUOTIDIEN

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Jacqueline Sauvage : interview de Karine Plassard, d'Osez le féminisme

Karine Plassard

Co-fondatrice de l’antenne du Puy-de-Dôme de Osez le féminisme, Karine Plassard est une militante de terrain engagée depuis plusieurs années dans la lutte contre les violences faites aux femmes. Elle est à l’initiative de deux pétitions en faveur de la grâce de Jacqueline Sauvage, qui ont récolté plusieurs centaines de milliers de signatures. Avec l’Autre Quotidien, elle revient sur cette affaire emblématique, sur l’indigence des moyens consacrés à la protection des femmes victimes de violence, démonte les biais qui entachent notre vision sur ces questions et explique pourquoi il faut continuer la lutte féministe.

Qu’est-ce qui vous a amenée à lancer une pétition en faveur de Jacqueline Sauvage, cette femme condamnée à dix ans de prison pour le meurtre de son mari violent et qui a été graciée par François Hollande le 28 décembre dernier ?

J’ai été choquée par la façon dont se sont déroulés les débats. Lorsque le verdict du procès en appel est tombé, qui maintenait la condamnation à dix ans de prison pour Jacqueline Sauvage, j’étais en colère parce que j’estimais que c’était une affaire éminemment symbolique des dysfonctionnements de notre société face aux femmes victimes de violence. Cette femme, âgée de soixante-huit ans, n’en serait jamais arrivée à assassiner son bourreau, si l’Etat mettait en œuvre les moyens nécessaires pour permettre aux femmes victimes de violence conjugale d’être accompagnées correctement. Pour moi, la société dans son ensemble et les pouvoirs publics ont une responsabilité dans cette affaire et il ne m’apparaissait pas juste que Jacqueline Sauvage paie pour tout cela. Je savais par ailleurs que les avocates ne se pourvoiraient pas en cassation. La seule façon de permettre à Jacqueline Sauvage de sortir de prison, c’était d’obtenir une grâce présidentielle.

Comment, selon vous, expliquer l’opposition entre le soutien de l’opinion, des médias et de nombreux politiques à Jacqueline Sauvage et, de l’autre côté, la position de magistrats qui se sont exprimés très durement sur cette libération ?

On se retrouve avec des juges qui peuvent poser des questions du type « mais pourquoi vous n’êtes pas partie ? », « pourquoi vous n’avez pas déposé plainte ? », ce qui démontre une méconnaissance totale de ce que vivent concrètement les femmes battues. En gros, ils font porter la responsabilité à la victime de ne pas avoir réagi face à son bourreau et, de fait, d’être restée sous son emprise. Or, quand on connaît le cycle des violences au sein du couple, on sait bien que c’est difficile pour les femmes de partir. Mais les magistrats, qui manquent de formation sur ces questions, sont bourrés d’a priori et de préjugés. Ils estiment aujourd’hui qu’une femme victime de violences a les moyens de s’en sortir. Pourtant, la plupart des témoignages de femmes qui sont confrontés à ces questions, que je reçois en pagaille depuis que j’ai lancé ces deux pétitions, montrent bien que ce n’est pas le cas. Ce qui est particulier, en plus, dans l’affaire de Jacqueline Sauvage, c’est que ça a commencé il y a quarante-huit ou cinquante ans. On était au début des années 70, à une époque où on ne parlait pas de ces sujets comme on en parle aujourd’hui. Il faut quand même rappeler que la première loi pour les femmes victimes de violences au sein du couple, ne date que de 2010.

Est-ce que la ligne de défense des avocates et la pression médiatique n’ont pas joué contre Jacqueline Sauvage ?

Il faut rappeler que c’est seulement après la condamnation en appel, que l’affaire est devenue médiatique. C’est vrai que les avocates ont fait un choix de défense qui s’apparentait à un coup de poker, en plaidant la légitime défense différée qui n’existe pas dans le droit français. La légitime défense est très cadrée dans le Code pénal. Il faut un acte proportionné et immédiat. Or, Jacqueline Sauvage a tiré trois coups de fusil dans le dos de Norbert Marot, son mari, bien après qu’il ait tenté de l’étrangler. Mais ce que je trouve inadmissible, c’est qu’aujourd’hui, on puisse dire que Jacqueline Sauvage a pris dix ans parce que ses avocates l’ont mal défendue. On ne condamne pas quelqu’un en fonction de la ligne de défense de son avocat, même si c’est effectivement ce qui se passe. La justice devrait juger un prévenu sur les faits et les circonstances dans lesquels ils ont eu lieu, pas sur la teneur des plaidoiries de la défense. Sinon, ça veut dire que si les avocates avaient plaidé autre chose, Jacqueline Sauvage n’aurait peut-être pas pris dix ans de prison. Qu’est-ce que ça change aux faits ? Et la stratégie des avocates n’est pas seule en cause. Il y a eu aussi la position de la présidente de la cour d’assise, qui a clairement dit qu’elle ne souhaitait pas que ce procès soit celui des violences faites aux femmes. Elle a défendu jusqu’au bout sa conviction que Jacqueline Sauvage était une meurtrière, qu’elle avait pris dix ans en première instance et qu’elle devait être condamnée à la même peine en appel. Et puis ce qui est également scandaleux, c’est que, au moment du verdict, lors du procès en appel, le procureur de la république a expliqué que, avec les remises de peine, Jacqueline Sauvage sortirait en janvier 2017. Il avait oublié que, vu la qualification des faits [homicide aggravé, ndlr], la condamnation serait nécessairement assortie d’une peine de sûreté de cinq ans minimum. Ayant effectué deux ans et demi de prison, il restait donc à Jacqueline Sauvage deux ans et demi minimum, avant de pouvoir formuler une demande de libération conditionnelle. Que le procureur ait pu oublier ce verrou de sûreté, c’est un dysfonctionnement grave. De même que le refus de sa libération conditionnelle par le juge d’application des peines, après la grâce partielle accordée par le président de la république. En fait, cette affaire a été un naufrage judiciaire de bout en bout. C’est une accumulation de dysfonctionnements qui font qu’une femme qui a souffert de violences graves pendant quarante-sept ans est finalement condamnée à dix ans de prison.

On a entendu des choses très dures après la grâce présidentielle accordée à Jacqueline Sauvage. Pourquoi, d’après vous, la magistrature a-t-elle réagi de manière si virulente ?

C’est un élément troublant, parce que, objectivement, sous Nicolas Sarkozy, il y a eu bien plus de grâces accordées à des condamnés. Il faut rappeler que Nicolas Sarkozy a réformé la Constitution en juillet 2008. Avant, les présidents de la république avaient la possibilité d’accorder des grâces collectives. On parlait d’amnistie générale. Après son élection, le 14 juillet, par exemple, le président élu graciait les conducteurs qui avaient récolté des PV. Or, depuis la réforme constitutionnelle de juillet 2008, le droit de grâce ne peut plus concerner que des individus. Nicolas Sarkozy a accordé 28 grâces individuelles, partielles ou totales, mais cela n’a jamais fait autant débat. Alors qu’il a quand même gracié un préfet mouillé dans l’Angolagate (1). On peut aussi observer que Christine Lagarde a été condamnée, mais dispensée de peine, ce qui est une aberration en droit. Pourtant, ça ne choque pas la magistrature. Il faut quand même rappeler que le droit de grâce est prévu dans notre constitution, qui est notre loi fondamentale.

Mais pourquoi un tel scandale ?

On a entendu tout un tas de choses à ce propos. Libérer Jacqueline Sauvage, c’était donner un permis de tuer. Je vais prendre un autre cas malheureux, mais je l’assume. Bertrand Cantat, qui la tué sa compagne Marie Trintignant à coups de poing, sans aucune circonstance atténuante, n’a été condamné qu’à 8 ans de prison. Certes, il a été jugé à Vilnius, en Lithuanie, mais c’est quand même un juge d’application des peines français qui a décidé qu’il était libérable au bout de quatre ans. Sa libération conditionnelle n’a posé de problème à personne. On ne lui a pas fait la morale, comme cela a été le cas pour Jacqueline Sauvage, pour savoir s’il s’auto-flagellait suffisamment après avoir tué Marie Trintignant. Il y a donc bien quelque chose de spécifique dans cette affaire. On pardonne beaucoup moins aux femmes de commettre un crime ou un délit. Souvent, les condamnations sont plus lourdes. Parce que Jacqueline Sauvage est une femme. Or, une femme, c’est une mère et une mère, ça ne tue pas, ça protège. C’est encore ce stéréotype qui domine. Et puis, il y a un véritable déni de ce qu’elle a pu vivre, déni qui touche une grande partie de la magistrature.

Vous parlez de dysfonctionnements dans cette affaire et de la responsabilité des pouvoirs publics. Pourquoi reste-t-il si difficile à une femme de quitter son mari violent ?

Il n’y a pas seulement le phénomène d’emprise, qui est réel, mais aussi la peur. Quand tous les jours vous êtes frappée, humiliée, que vous subissez des sévices et que monsieur vous dit « si tu vas déposer plainte je vais te tuer », vous avez tendance à le croire. Les femmes victimes de violences ne sont pas réellement protégées, sinon 120 d’entre elles n’auraient pas été assassinées en 2016, sous les coups de leur conjoint ou de leur ex-conjoint. C’est quand même difficile d’aller déposer plainte. D’abord, vous n’êtes pas certaine que votre plainte soit enregistrée. Il n’y aura peut-être qu’une main courante. Parfois, les plaintes disparaissent. Et même si la plainte est enregistrée, il peut y avoir des représailles envisagées par les victimes, ce qui explique qu’elles peuvent ne pas vouloir prendre ce risque. Il faut le dire et le répéter : on ne protège pas les femmes victimes de violences. Beaucoup de plaintes sont classées sans suite. Pourtant des consignes ont été données par différents gardes des sceaux, notamment Christiane Taubira. Les parquets ont l’obligation d’engager des poursuites, mais ce n’est pas le cas la plupart du temps. Et quand les plaintes ne sont pas classées sans suite, les peines encourues sont très faibles. La plupart du temps, les auteurs sont condamnés à du sursis, voire à des peines alternatives. Les parquets leur accordent des stages de responsabilité qui durent deux jours, un peu comme pour le permis à points. En ce qui concerne les femmes victimes de viol en France, c’est particulièrement grave. Elles ne sont que 10% à déposer plainte. Et sur ces 10%, on a 2% des auteurs qui sont condamnés. Avec 80% des affaires de viol qui sont jugées en correctionnelle, parce qu’elles sont requalifiées en agressions sexuelles, alors que le viol est un crime passible de 20 ans de prison aux assises. Mais la justice n’a pas les moyens de tenir des assises. Alors, on explique aux femmes que de toute façon, il vaut mieux pour elles que monsieur soit jugé en correctionnelle, parce qu’au moins, elles sont sûres qu’il sera condamné. Il prendra deux ans, dont un avec sursis, mais au moins, il sera condamné.

Vous reprochez à la justice de ne pas prendre au sérieux les violences commises sur les femmes ?

Il y a des procureurs de la République qui font de la médiation pénale dans des affaires de violence. C’est le procureur qui va dire « allez madame, il va falloir faire un effort, parce que quand même vous ne faites pas très bien la cuisine, ce qui met monsieur en colère ». Et au mari, on dira : « monsieur, il faut calmer vos nerfs, on va vous mettre en place un suivi ». Je caricature, mais à peine. Or, là encore, il y a eu des instructions données aux parquets pour en finir avec la médiation pénale dans ces affaires. D’autant que la France a ratifié la convention d’Istanbul pour l’élimination de toutes les violences faites aux femmes et, dans le cadre de cette convention, il est strictement interdit de mettre en place de la médiation pénale dans le cadre des affaires de violences conjugales. Ce qui n’empêche pas certains procureurs d’y avoir quand même recours. Ils vous expliquent qu’il s’agit de quelques claques et que ce n’est pas très grave. Mais quand même, Monsieur le Procureur, si vous vous preniez quelques claques, est-ce que ne vous ne trouveriez pas ça grave ? En fait, le problème, c’est qu’on traite les violences au sein du couple différemment des autres violences. Si vous vous prenez quelques claques dans la rue et que vous portez plainte, on ne proposera pas à l’auteur des faits une médiation pénale. Donc, on se retrouve avec des auteurs qui récidivent et qu’est-ce qu’on met en place pour sécuriser les femmes ? On leur donne des téléphones « grand danger ».

En quoi consiste ce dispositif ?

C’est simple, on donne un téléphone aux victimes. Cela suppose qu’elles aient déposé plainte, que celle-ci ait été suivie d’une instruction par un juge, qu’elles soient accompagnées, puisqu’en pratique, ce sont les procureurs qui les attribuent sur proposition d’une association d’aide aux victimes. Lorsque la femme estime qu’elle est menacée, elle appuie sur une touche qui la met en relation avec une plateforme, gérée par Mondial assistance. Mondial assistance décide, en fonction de la situation, d’envoyer la police, les pompiers ou le SAMU. Or, il n’y a que 14% des femmes victimes de violences qui déposent plainte. Le dispositif a d’abord été expérimenté en France, en Seine-Saint-Denis. A priori, il a donné de bons résultats dans ce département. Ensuite, il a été décidé, lors d’un énième plan interministériel, le quatrième, je crois, de généraliser ces téléphones en 2014. Mais quand on parle de généralisation, ça veut dire quoi ? Comment sait-on combien de téléphones il faut sur la totalité du territoire ? Dans le Cantal ou la Haute-Loire, ils ont deux téléphones « grand danger » pour tout le département. Le dispositif fonctionne très bien en milieu urbain, mais dans les zones rurales, c’est problématique. Le téléphone ne passe pas partout. Ensuite, quand vous habitez loin de la gendarmerie la plus proche, le temps que les secours arrivent, vous avez largement le temps de mourir. Mais, c’est le principe même qui est scandaleux. Donner des téléphones à des femmes qui sont en grand danger, au lieu de mettre leur agresseur en préventive, c’est se donner bonne conscience à peu de frais. La loi est assez claire, quand on estime qu’une personne incriminée est un danger pour quelqu’un d’autre, sa place n’est pas en liberté. Dans les pays anglo-saxons, les auteurs de violence portent un bracelet électronique. C’est à eux qu’on fait porter la responsabilité de ne pas aller voir la victime, pas à la victime de devoir se défendre.

Qu’est-ce qui fait, selon vous, qu’on traite différemment les violences qui concernent les femmes ?

Pour moi, ce qui est en cause, c’est la sacro-sainte politique familialiste de notre pays. Il faut sauver le couple, sauver la famille, surtout lorsqu’il y a des enfants. Parce que si on condamne monsieur, on met fin au couple et à la famille et on pense que c’est compliqué pour les enfants. Pourtant, un homme violent avec sa femme, c’est un mauvais père. Aujourd’hui, on a des situations où les auteurs sont condamnés au pénal, mais par contre au civil, quand il y a séparation, ces hommes violents vont continuer à avoir un droit de garde ou de visite auprès des enfants. En plus, en prononçant ce type de décisions, on maintient le lien qui lie les hommes violents à leurs victimes. Alors qu’on pourrait estimer que, pendant un certain temps, on met l’autorité parentale entre parenthèses, le temps de mettre en place un suivi socio-judiciaire. Après, peut-être qu’au bout de deux ou trois ans, il pourrait retrouver le droit à l’autorité parentale. Et puis on a longtemps estimé que les violences au sein du couple relevaient de la vie privée. A partir du moment où ça se passe dans le cercle familial, c’est totalement tabou. La vie privée, c’est sacré en France. Il suffit d’avoir à l’esprit des affaires comme l’affaire DSK. Or, à partir du moment où il y a de la violence, on n’est plus dans le cadre de la vie privée. Quand vous voyez qu’il y a des gens qui meurent et qu’on retrouve leur corps plusieurs mois après les faits, parce que c’est l’odeur qui interpelle les voisins, et que ceux-ci ne se sont pas demandés pourquoi on ne voit plus la petite dame ou le petit monsieur qu’on croisait tous les jours, ça montre à quel point on ne s’intéresse pas à la vie privée. Mais il faut être conscient que, quand on entend plusieurs fois, voire plusieurs fois par semaine, des hurlements et des bruits de coups, on est dans la non-assistance à personne en danger.

Vous dénoncez l’insuffisance des moyens mis en œuvre, mais depuis quelques années, on parle davantage de ce phénomène. Il y a une journée consacrée à ces questions, le 25 novembre, il existe un numéro vert (2). Vous pensez que les pouvoirs publics ne font pas assez ?

Je ne suis pas certaine que beaucoup de gens sachent que le 25 novembre est la journée dédiée à la lutte contre les violences faites aux femmes. Je pense qu’il y a en France un déni concernant ces violences. On pense que celles-ci se résument à des quelques cas isolés, que c’est forcément des dingues et des psychopathes. Le problème, c’est la prise de conscience du caractère massif de ce phénomène. On estime aujourd’hui que plus de 220 000 femmes sont victimes de violences au sein du couple. Chaque année, il y a entre 120 et 130 femmes qui décèdent sous les coups de leur conjoint ou ex-conjoint, ce qui est énorme. On ne peut pas dire que nos politiques publiques dans ce domaine fonctionnent, puisque les chiffres ne baissent pas.

Quelle est la réalité des moyens accordés à la lutte contre les violences faites aux femmes ?

Je prends l’exemple de mon département, le Puy-de-Dôme. On a une association qui est cofinancée pour l’accompagnement des femmes victimes de violences. Elle reçoit en moyenne 300 femmes par an. La plupart viennent de Clermont-Ferrand, la principale ville du département, ce qui veut dire qu’on a un problème pour accompagner les femmes qui vivent en milieu rural. Sur le département, on a sept places d’hébergement financées, dont trois pour les hébergements d’urgence. Quand il s’agit d’urgences, ça passe par le 115 au niveau national. Mais essayez, en tant que femme victime de violences, d’appeler le 115. Ou alors, il y a des associations qui vont le faire pour vous. Sur les trois places d’hébergement d’urgence dans le Puy-de-Dôme, il faut ajouter des places en hôtel pour ne pas laisser ces femmes en rade, mais ça dure deux-trois jours. Parce que l’urgence, c’est soixante-douze heures, renouvelable pendant six mois. Après, vous allez passer dans d’autres dispositifs. Sur les sept places réservées aux femmes dans le Puy-de-Dôme, il y en a quatre pour un accompagnement à long terme, jusqu’à ce qu’ait été mises en place des solutions pérennes. Et encore, le Puy-de-Dôme n’est pas forcément le plus mal loti des départements…

Cela explique pourquoi c’est souvent la femme victime de violences qui se retrouve à la rue, y compris parfois avec les enfants ?

La loi de 2010 était très bien, à l’origine, puisqu’elle prévoit l’éviction du conjoint violent du domicile. Mais le conjoint violent, il va où ? Parce que, si on n’a pas de place pour les femmes victimes de violence, on n’en a pas non plus pour les conjoints violents. C’est un problème qu’on n’a pas réglé. De ce fait, les juges sont un peu frileux à mettre les mecs à la rue. Ce qui veut dire que l’éviction du conjoint violent n’est pas systématiquement prononcée. Et puis, c’est très bien de dire qu’on laisse madame dans l’appartement ou la maison. Mais ça veut dire que monsieur sait où elle habite. Donc, elle n’est pas protégée. Il y a des situations où ça peut fonctionner et d’autres où les femmes continuent d’être en danger. Et puis, il y a peu d’ordonnances de protection qui sont prononcées.

On parle souvent de drame familial ou passionnel. Notre façon de parler des faits ne contribue-t-elle pas à les minimiser (3) ?

Ça va avec le reste du déni global de la société vis-à-vis de ces violences. Aujourd’hui, lorsque les médias titrent sur des affaires de meurtres conjugaux, ils ne parlent jamais de meurtres. Il m’est arrivé de lire « il l’a tuée suite à un différend familial ». On emploie rarement le terme de violence conjugale, même si ça s’améliore un peu. Mais dans la presse quotidienne régionale, c’est la catastrophe. Sans compter que ces faits sont systématiquement rapportés à la rubrique des faits divers. Dans mon journal local, ça se résume généralement à une brève de quelques lignes. Sauf quand ils publient une chronique judiciaire. Et jamais ces faits ne sont mis en perspective, pour montrer qu’il s’agit d’un phénomène massif et systémique, pas de faits isolés. Il suffirait pourtant de rappeler en fin d’article, que c’est le nième meurtre de ce type. Il faut aussi titrer correctement, parler de meurtre par conjoint. Dans les faits, on parle de plus en plus de drames conjugaux ou familiaux, parce que les auteurs tuent leur femme et se suicident après. Sans compter que dans ces articles, on parle beaucoup des auteurs, mais plus rarement de la victime. On cite même rarement son nom, alors que qu’on connait tout le pédigrée du meurtrier. On essaie de comprendre pourquoi monsieur en est arrivé là, ce qui veut dire qu’on met en place un schéma d’empathie pour l’auteur du meurtre, pas pour la victime. Alors qu’elle, elle n’a rien demandé. Elle est morte, c’est tout.

Pour vous, qui militez sur ces questions, quelle est l’urgence pour améliorer les choses ?

Je ne sais pas si c’est la première urgence, mais le premier problème aujourd’hui, c’est que ceux qui font nos lois, nos députés, nos élus, sont eux-mêmes des agresseurs. Vous pouvez avoir été condamné, lorsque la peine n’a pas été accompagnée d’une mesure d’inéligibilité, vous pouvez continuer à exercer vos mandats. Il y a d’ailleurs eu un amendement déposé il y a quelque temps, proposant que les élus qui ont commis des violences contre les femmes, et qui ont été condamnés pour ça, ne soient plus jamais éligibles. Mais l’amendement a été rejeté à la majorité. Le premier problème, il est quand même là. Vous avez l’exemple de Georges Tron, mis en examen pour viol. Il est à nouveau désigné par Les Républicains, son parti politique, pour repartir à la conquête de sa circonscription.

Mais il n’a pas encore été jugé ?

On se cache derrière la présomption d’innocence. Qu’est-ce que ça veut dire pour la victime, qu’un parti politique investisse son violeur pour les législatives, alors qu’il est sous le coup d’une mise en examen ? On pourrait au moins attendre le résultat du procès. Prenez Denis Baupin, chez EELV (Europe Ecologie-Les Verts). Malgré plusieurs affaires de harcèlement sexuel, il est toujours député. Et il y en a d’autres. Jean-Michel Baylet est toujours ministre. Pourtant, il a également été mis en cause dans une affaire d’agression sexuelle. Tous ces gens-là, aujourd’hui, sont au pouvoir. Comment vous voulez faire avancer la question des lois et du traitement judiciaire de ces violences dans ces conditions ? Cela montre à quel point on banalise la question des violences faites aux femmes. Sans compter que, dans l’histoire de notre pays, les femmes c’est toujours la variable d’ajustement. Les crédits alloués au ministère des droits des femmes, c’est une misère. Et puis il y a la façon dont on enseigne l’histoire à nos enfants. On leur parle de la révolution française, de l’abolition des privilèges, de la déclaration universelle des droits de l’Homme, pas de celle des droits humains. Pourtant, cette grande et belle révolution n’a pas accordé le droit de vote aux femmes. Tant qu’on ne dira pas clairement que ça fait bien longtemps que la société française ne respecte pas les femmes, dans leurs droits, dans ce qu’elles ont le droit d’être, on n’avancera pas.

Lors de l’affaire Jacqueline Sauvage, certaines attaques sont venues de femmes. L’avocate Florence Rault a écrit une tribune dans le Figaro pour expliquer qu’on confondait justice et féminisme. Virginie Duval, présidente de l’Union syndicale des magistrats, a parlé de « décision consternante ». Ces femmes reprochent aux féministes de se complaire dans une idéologie victimaire. Qu’en pensez-vous ?

C’est le nouvel argument à la mode. Nous les féministes, on est forcément toutes des hystériques, qui ne comprenons rien. Pourtant, on ne parle pas d’idéologie, mais de réalité. Il suffit de regarder les chiffres. Après, ce n’est pas parce qu’à un moment donné une femme est victime de violences dans sa vie, qu’elle ne va pas trouver la force de se construire et de continuer à vivre et à se battre. Toutes celles que j’ai rencontrées mènent des combats pour leur survie, pour la survie de leurs enfants, qui sont juste admirables. Il n’y a pas d’idéologie de la victimisation. Et puis il faudrait arrêter d’instruire le procès du féminisme. Moi, aujourd’hui, je me bats, en tant que féministe, pour l’égalité des droits entre les femmes et les hommes. Pas pour stigmatiser une partie de la population. On prétend que les féministes stigmatisent les hommes. Et oui, aujourd’hui, ce sont les violences qui tuent les femmes. Ça ne veut pas dire que les hommes sont intrinsèquement violents. Ça veut dire que certains hommes le sont. Les droits des femmes ont toujours fait avancer l’ensemble de la société et permis d’apporter de la protection dans les sociétés humaines. A un moment, ça serait bien qu’on arrête d’avoir une image caricaturale du féminisme. Parce que ces mêmes personnes qui sont aujourd’hui magistrates, avocates ou autre, elles le sont parce que des femmes se sont battues pour qu’elles puissent le devenir. Les femmes qui ont mené ces combats et qui les mènent encore aujourd’hui, elles sont féministes. Et les féministes continuent à se battre pour obtenir d’autres droits, dont elles bénéficieront aussi. Ce n‘est pas un gros mot d’être féministe.  Il est quand même hallucinant qu’il soit aujourd’hui plus difficile de se dire féministe, que de se dire raciste.

Interview réalisée le 3 janvier 2017 par Véronique Valentino pour l’Autre Quotidien, mis à jour le 26 janvier 2017

1) Jean-Charles Marchiani s’était vu accordé en décembre 2009 une remise de peine, permettant sa libération conditionnelle. L’ancien préfet du Var avait été reconnu coupable de « trafic d’influence par personne dépositaire de l’autorité publique » dans une affaire de ventes d’armes illégales à l’Angola.

2) Le numéro vert "Violences femmes Info" est le 3919, appel anonyme et gratuit.

3) Le collectif "Prenons la Une" qui réunit des femmes journalistes pour une juste représentation des femmes dans les médias et l'égalité professionnelle dans les rédactions, a publié un guide sur le traitement médiatique des violences faites aux femmes, consultable ici http://prenons-la-une.tumblr.com

Pour aller plus loin : Les chiffres de référence sur les violences faites aux femmes http://stop-violences-femmes.gouv.fr/Les-chiffres-de-reference-sur-les.html