L'AUTRE QUOTIDIEN

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L'usage à tort et à travers du terme "chahids" (martyrs) enferme la société arabe dans la sphère du religieux

Rien n'est plus énervant que d'entendre tant de gens répéter de bonne foi qu'il serait temps que les Arabes se mettent à avoir eux aussi l'esprit critique, fassent avancer de leur côté la lutte pour la démocratie, prennent leur distance avec les intégristes religieux etc - comme si rien ne se passait de l'autre côté de la Méditerranée. Comme si, par exemple, le peuple tunisien n'avait pas fait une révolution (rien de moins) contre un régime qui tenait le pays depuis cinquante ans. Comme si quantité d'écrivains, d'artistes, d'activistes, de syndicalistes, marocains, algériens, égyptiens, syriens, qui courent bien plus de risques que nous à le faire, ne s'exprimaient pas tous les jours par tous les moyens qui leur sont accessibles pour faire avancer la cause la liberté dans leur pays et dans le monde arabe ! Nous n'avons pas le droit de l'ignorer. Nous devrions plutôt les aider en relayant leur parole, leurs actions. Et en finir un peu avec notre auto-satisfaction pour commencer à apprendre des autres. Nawaat, par exemple, la publication en ligne d'où est issue cet article, a été le fer de lance de la presse démocratique en Tunisie depuis 2004, interdite dans le pays jusqu'au 13 janvier 2011. Sept ans de censure ! On peut applaudir leur détermination. Rappelant l'importance d'employer les mots justes, Abdel Aziz Hali s'attaque à un tabou en questionnant la coutume d'utiliser les termes religieux de Moudjahidinne (combattants) et de chahids (martyrs) pour désigner des hommes politiques, ou des gens qui ne sont pas du tout morts pour la foi. Ce qui cantonne toute la société qui les emploie sans y penser dans la sphère religieuse.

Comment peut-on lutter efficacement contre le terrorisme et les mouvements djihadistes si le jargon officiel de l’État et les produits de la majorité des médias sont truffés de termes religieux style “Moudjahid”* (مجاهد) et “Chahid”* (شهيد)?

Après les événements de 9 avril 1938, le mouvement national a attribué au grand Habib Bourguiba (الحبيب بورڨيبة) le sobriquet “Al-Moudjahid al-Akbar” (المجاهد الأكبر), qui signifie en français: le Combattant suprême.

Cet alias du premier président de la République tunisienne a été consolidé après l’indépendance par la machine propagandiste du Parti Socialiste Destourien (PSD) et les médias officiels et proches du régime.

Et Bourguiba n’était pas le seul à jouir d’un tel surnom. Son rival et ex-lieutenant, Salah Ben Youssef (صالح بن يوسف), secrétaire général du Néo-Destour (17 octobre 1948 – 8 octobre 1955) était aussi appelé “Al Moudjahid al-Kabir” (المجاهد الكبير), le grand Combattant en français.

Al-Moudjahid al-Akbar (le Combattant suprême), président Habib Bourguiba, lit-on sur cette affiche

Rappelons que le terme “Moudjahidine(s)” (pluriel de “Moudjahid”) a été adopté par les mouvements des libérations nationales du monde musulman (Ex: l’Algérie).

D’ailleurs le premier politique arabe qui a bénéficié de ce pseudonyme “Al-Moudjahid al-Akbar”: n’est autre que Messali Hadj (arabe : مصالي الحاج), un homme politique algérien ayant joué un rôle pionnier dans le processus menant à l’indépendance algérienne.

Le mot “Moudjhahid” est si sacré chez notre grand voisin de l’Ouest, qu’en juin 1956, pendant la guerre d’Algérie, le Front de Libération Nationale (FLN) ait fondé le journal “El Moudjahid“, un quotidien généraliste algérien en français (toujours en circulation) et l’un des six titres de la presse étatique (publique).

 

La Une du quotidien algérien “El Moudjahid” datant du 20 août 2008.

On parle même d’un ministère des moudjahidine(s) dans l’organigramme gouvernemental algérien, un portefeuille entre les mains actuellement du ministre Tayeb Zitouni.
Drôle de manière de faire la politique car sous autres cieux, on parle plutôt d'”Héros” de la guerre, de “Combattants” pour l’indépendance: “Vétérans” aux États-Unis, Partisans dans les pays de l’Europe de l’Est (les Balkans, les ex-républiques du bloc soviétique et en Russie) ou de Résistants en France et en Grande Bretagne.

Un Moudjahid, selon tous les dictionnaires et notamment “LAROUSSE”, est un combattant qui fait le “djihad” :

Combat, action armée pour étendre l’islam et, éventuellement, le défendre. (C’est abusivement que le mot est employé au sens de « guerre sainte ».)” ou “Effort sur soi-même pour atteindre le perfectionnement moral ou religieux.

Donc un terme qui a un sens purement religieux.

Pour ce qui est du “Chahid”, Martyr en français, linguistiquement parlant et toujours selon LAROUSSE et LE ROBERT, est « une personne qui a souffert la mort pour sa foi religieuse, pour une cause à laquelle elle se sacrifie ».

[Bouazizi]

Un timbre postal commémorant la “révolution de la dignité” et le “Chahid” Mohamed Bouazizi.

Certes, on parle souvent de “Chahid al-Watan” (شهيد الوطن = Martyr de la Patrie) ou de “Chahid al-Thawra” (شهيد الثورة = Martyr de la Révolution), mais qu’on le veuille ou pas, le mot martyr nous renvoie souvent dans la conscience collective au “Paradis éternel” et vers la symbolique religieuse.

Seulement dans les pays où les idéologies théocratiques, communistes ou nationalistes, on emploie le terme “Martyr(s)”. Mais dans les pays démocratiques, les termes employés sont “victimes”, “pertes humaines” ou “morts au champ d’honneur”.

Un panneau publicitaire commémorant le “Chahid” Chokri belaïed et la date de son assassinat.

En Tunisie, le populisme de la politique politicienne nous a offert un Secrétariat d’État chargé du Dossier des blessés et des “martyrs” de la “révolution”.

Pis encore, Mohamed Bouazizi (محمد البوعزيزي), de son vrai nom Tarek Bouazizi (طارق البوعزيزي), un vendeur ambulant de Sidi Bouzid, dont la tentative de suicide par immolation a déclenché le soulèvement populaire tunisien, a fini par être qualifié de “Chahid” par les médias tunisiens et la poste tunisienne via un timbre dans le quel on peut lire l’inscription “Chahid”.

Idem pour Chokri Belaïed (شكري بلعيد) et Mohamed Brahmi (محمد البراهمي), deux figures emblématiques de la gauche tunisienne, qui ont été assassinés respectivement le 06 fevrier et le 25 juillet de l’année 2013.

Or, s’il y a une leçon à tirer des récentes attaques terroristes de Paris, l’État et les Médias français parlent de 129 victimes décédées et non pas de “Martyrs” de la Patrie comme chez-nous.

Donc, il est temps que nos Médias tunisiens ainsi que nos politiques arrêtent de surfer sur une vague populiste en utilisant de termes à connotation religieuse.

Moralité de l’histoire, le vrai danger prend racine quand un Politique (laïc ou modéré) ou un Journaliste se sert du vocabulaire religieux pour des fins populistes ou propagandistes. Alors faisons attention car comme l’a si bien dit Paulo Coelho :

Les mots ont un pouvoir.

Abdel Aziz Hali

Journaliste-Reporter francophone & Blogger. Ex-Correspondant permanent à partir du siège de l'ONU à New York (Avec le Dag Hammarskjöld Fund for Journalists) . Lauréat du Prix « Democracy and social change », lors de la cérémonie annuelle des « Anna Lindh Journalist Awards 2011 » à Monaco. Titulaire d’un « Master of science in journalism » du Medill School of Journalism-Northwestern University, Chicago, USA.

Publié le 19 novembre 2015 dans Nawaat, fer de lance de la presse démocratique en Tunisie, fondée en avril 2004 et bloquée en Tunisie jusqu'au 13 janvier 2011 .