L'AUTRE QUOTIDIEN

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Le Chien a (toujours) des choses à dire de Jean-Marc Agrati

Enfin de retour, « Le chien a des choses à dire » est toujours aussi affreusement et délicieusement mordant, dix-sept ans après sa première publication. Alerte sauvage dans la pop culture et dans les cages d’escalier, sang, stupre et bière pas seulement au lycée, mais dans tout le sens de la vie. Phénomène retors et poétique en 24 nouvelles.

On foutait que dalle, on attendait, mais on n’attendait rien. On n’avait pas l’énergie d’emmerder qui que ce soit, quand un mec est passé en nous disant :
– Merde, les gars. Vous foutez vraiment que dalle. Venez chez moi.
On pouvait dire qu’il lisait dans nos pensées. On s’est regardés, et on a tous vu que sa proposition faisait l’unanimité. C’était bizarre, mais on a suivi. De toute façon, au pire, on s’est dit qu’on pourrait passer le temps à l’emmerder chez lui. On était cinq. (« On foutait que dalle »)

« On foutait que dalle » : c’est par ces quatre mots secs et hypnotiques, déjà comme un leitmotiv en gestation (et des gestations, de toutes sortes, il en sera souvent question au détour de ces 24 nouvelles), que débutait, légende en devenir, le premier recueil de Jean-Marc Agrati, publié en 2004 aux éditions Hermaphrodite, épuisé depuis de trop longues années, et enfin réédité en 2021 chez Dystopia.

« On foutait que dalle » comme une subversion programmatique : ici, le sens de la vie, d’emblée réinterprété par d’insondables émules des Monty Python dont la poker face masquerait jusqu’au bout les intentions, se dissout dans les méandres d’une pop culture joueuse – où les comics emblématiques s’incarnent au détour des cages d’escalier, pour produire des effets savamment inattendus (« L’usine à miracles »), où les vampires ne sont pas exactement ce que vous pensez (« Un damné à la con »), où les villégiatures d’ultra-luxe servent aussi de terrains de sauvegarde aux hybrides du Dr. Moreau et du Dr. Mengele et de purgatoires improvisés pour sceptiques du réchauffement climatique et des béances de la couche d’ozone (« Paradizium hôtel »), où les bombes humaines prennent une dimension qui n’a rien de téléphonique ou de téléphoné (« On foutait que dalle »).

« On foutait que dalle » comme la métaphore hyper-réaliste et pourtant studieusement insensée d’un univers où l’on traîne, déclassés, remisés, déportés, galeux, sans espoir, parmi d’absurdes petites satisfactions immédiates, société de consommation cannibale qui s’immisce dans les vies matérielles (les vies spirituelles auront été traitées – au sens pesticide du terme – au préalable) : ingénieurs spatiaux exemplaires devenus gardiens de morgue soumis à l’inexorable sous plusieurs formes plus ou moins enchanteuses (« Comme n’importe quelle viande », « Golden shower », « Le quax »), ou représentants de commerce (ou assimilés), reconvertis de la vente d’encyclopédies désormais inutiles (ou de retours de l’être aimé), sachant proposer de terminales alternatives domestiques (« À la verticale d’une immense poubelle », « Le prix de la consultation »), avant que les animaux ne sortent en masse éventuellement grouillante de leurs fables pour investir ce qui tenait jusqu’alors lieu de réel (« Comme toi sous le soleil », « Le bout de gras », « Une tête de chien rouge », « Le coyote de l’espace » et son furieux clin d’œil hitchcockien, « Tu chieras des fleurs »).

J’attendais le train, j’étais triste, je n’avais que sept euros en poche. C’était à peine de quoi prendre trois ou quatre demis dans un bar. J’étais vraiment un pauvre berger perdu dans le bouillon urbain. Je me promenais le long du quai, quand j’ai aperçu un truc qui brillait sur la voie ferrée.
J’ai été voir, et j’ai trouvé une sorte de jouet argenté et compliqué, du style guerre des étoiles. Le truc avait l’air neuf et de bonne facture. Je me baissais pour le ramasser, quand j’ai entendu :
– Ne me touche pas, tu serais électrocuté.
L’objet parlait ! Je ne pouvais pas me tromper. Je me suis redressé et j’ai dit :
– Tu parles ? Mais qui es-tu ?
– Je suis le pistolet de Judge Dredd.
– Merde alors ! Le fameux pistolet à commande vocale qui tire tous les trucs possibles ?
– Oui. Dredd et moi on combattait, et je suis tombé dans un trou spatiotemporel. Il m’a perdu. Mais il va venir me chercher.
(« L’usine à miracles »)

Saillies porno et béances trash, humour décapant et férocité acide : « Le chien a des choses à dire » use de violence visuelle, auditive et langagière. Bien entendu, et cela avait été signalé par les lectrices et les lecteurs à l’époque de sa première parution, William Burroughs et Kathy Acker, Charles Bukowski et Boris Vian ne sont pas si loin, attentifs. Mais ici tout particulièrement, le sperme, le sang et la bière (avec sa destination finale rappelée jadis par les Garçons Bouchers de François Hadji-Lazaro, sans hasard d’ailleurs pour toutes celles et ceux qui goûtent Roland Topor) sont des liquides photographiques dont la mission est bien de révéler et de fixer. Sous bon nombre des pavés d’abord apparemment jetés ça et là, on trouve les traces de la plage de violence sociale construite, celle que transfigurent à leur manière propre Anthony Burgess ou William Golding : des oranges mécaniques et de majestueuses mouches pourraient parfaitement surgir de « Une petite mayonnaise de pur plaisir » (en version subtilement robotisée) et de « Le quax », et peut-être davantage encore parmi les enquêteurs, les combattants et les réfugiés de « Le sourire qui pouvait avaler un homme », de « Zéro humain » ou de « G-sus corporate ».

Le paradoxe peut-être central de l’écriture de Jean-Marc Agrati, d’où sourd une bonne part de ce charme dévastateur, et qui ira s’affirmant dans les recueils ultérieurs, « Un éléphant fou furieux » (2005), « Ils m’ont mis une nouvelle bouche » (2008) et « L’apocalypse des homards » (2011), c’est que même sous les pires assauts du stupre consumériste automatisé ou de la pulsion mortifère et anthropophage d’une humanité en voie d’obsolescence avancée (et c’est Günther Anders qui rôde ici à son tour), la poésie et la tendresse parviennent à s’infiltrer et à maintenir vivantes leurs petites racines teigneuses dans les environnements les plus hostiles. Incarnés par certaines figures du chien (qui ne sont pas celles de l’espérance nostalgique irriguant l’œuvre célèbre de Clifford D. Simak), justement, ou par les enfants récurrents Arachid et Arachid avec leur innocence madrée (« J’entendais leurs rires », « Mais de quoi parles-tu ? », « Tombé du ciel »), ces véritables nids de résistance poétique constituent certainement la colonne vertébrale secrète qui tient debout l’ensemble sous les déchaînements de folie rugissante.

À propos de ce recueil, Maniak insistait, dans Psychovision (ici) sur le rejet résolu de toutes les étiquettes possibles, tandis qu’Antoine Chainas, sur son blog (ici), préférait célébrer la beauté tragique et pleinement incongrue de « ces anti-héros totalement esclaves d’un monde qui se délite », fuyant par tous les orifices : comme le réaffirme avec son magnifique humour ambigu l’ultime paragraphe de la dernière nouvelle du recueil (« Il manque quelque chose dans ce tableau ? »), il ne faudra toutefois jamais négliger la ruse subversive de la révolte qui gronde partout ici, fût-ce par des moyens ô combien peu orthodoxes, et qui ne se contente peut-être plus de branler dans le manche.

Et il est parti dans un rire que je ne comprenais plus. Je n’en reconnaissais ni la tonalité, ni les secousses acharnées qui s’amplifiaient, ni la mousse qui débordait de son verre et trempait sa manche, ni l’œil qu’il essuyait, ni les longues voyelles qui n’en finissaient pas de sortir de sa gorge. On s’est tous regardés, la putain, le patron et moi, les clients du bar, jusqu’au gars du tabouret dont les yeux papillotaient, mais on était tous perdus au beau milieu d’un alphabet inconnu. (« Elle est où, la fille, là-dedans ? »)

Hugues Charybde le 3/06/2021
Jean-Marc Agrati - Le Chien a des choses à dire - éditions Dystopia

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